Ouverture du mercredi au samedi de 14h30 à 18h30

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Erotique de la nudité, Corinne Szabo

Alexandre Delay, Quelque chose de rouge avait glissé sur la table
arrêt sur l’image galerie
7 – 28 janvier 2023

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Érotique de la nudité

« On arrache les voiles de la nature, on la dévoile […] Toute recherche comprend toujours l’idée d’une nudité qu’on met à l’air en écartant les obstacles qui la couvrent, comme Actéon écarte les branches pour mieux voir Diane au bain. »

L’exposition Quelque chose de rouge avait glissé sur la table est une promenade sensorielle dans l’univers d’un peintre qui prend pour matières premières le corps nu féminin, la peinture et les mots, et qui cherche sans répit les effets de la réception de ses images sur un spectateur actif, tout occupé à traduire le langage de la nudité.

Deux séries y sont présentées : Polars (2017-2020) et Le Principe des tableaux à rallonges (2020-2022), toutes deux issues de la prise de vue d’un modèle féminin dans l’atelier (et de l’appropriation de modèles provenant de l’histoire de l’art). La photographie en noir et blanc est imprimée sur une fine planche de bois – « la table » selon l’auteur – préalablement badigeonnée de gesso blanc puis,  après l’impression, recouverte de différents glacis plus ou moins foncés et transparents qui cachent le hors-champ de la nudité. La photographie voilée est ensuite associée à une phrase ponctionnée dans un polar américain dont le protocole de prélèvement consiste à repérer le mot « nu » ou « nudité » dans le texte. En plus de ces recouvrements et de ces ajouts linguistiques, qui amplifient l’objet composite, le peintre réutilise, dans les Tableaux à rallonge, des œuvres anciennes dont les fragments colorés et sectionnés sont additionnés à l’image.

Alexandre Delay transforme ainsi le tableau en une énergie scopique, questionnant la sémiotique du corps du modèle du point de vue du récepteur en l’engageant sur les voies du désir et de l’érotisme. Car ici le corps nu en tant qu’objet de connaissance se soustrait à la description : souvent représenté fragmenté – un bras, une main, une aisselle, des jambes, des seins, des fesses -, le corps n’est jamais vu en entier, trop près, dans l’ombre, en train de se déshabiller, camouflé par le gesso, immergé dans le glacis, latent… sa découverte entraîne un processus de dévoilement et de mise à nu par le spectateur. La représentation érotique tient en effet souvent à son caractère inabouti : fragmentaire, métonymique, métaphorique, non-totalisée, soumise aux illusions du désir. Moments de dénuement et visions partielles du corps, auscultation et ambiguïtés optiques de la peinture, effets de présence immédiate ou retardée, disjonctions opérées par l’association texte / image, le nu en tant que tel n’existe que parce qu’il est désiré, mis en action par l’imagination de celui qui le contemple. En juxtaposant dans un même syntagme des fragments hétérogènes appartenant à des sphères de langage ordinairement séparées – texte / image / fragments d’œuvres anciennes / palette -, l’écriture delayenne sape en effet la possession totale de son objet. Si le désir ne se donne pas d’emblée dans l’image, il naît en effet du regard qui cherche à percevoir le nu et des dispositifs plastiques et scéniques que l’artiste va mettre en place pour provoquer l’envie de voir et de sentir.

Le but du processus pictural ici n’est pas de représenter une scène érotique dans son aspect brut ou réaliste, ni de cumuler les nus de l’histoire de l’art, mais de donner corps au désir dans sa dimension la plus pulsionnelle. Aussi, la vision érotique se préoccupe moins de ce qui est finalement dénudé que de l’acte même de dénuder, ce que Freud nomme « le moment du déshabillage ». En 1973, Roland Barthes écrit Le plaisir du texte, un petit livre qui se concentre surtout sur le lecteur et qui vérifie quel type de littérature est capable de donner du plaisir au récepteur. Ce plaisir se trouve dans la dissimulation du texte mais aussi dans l’imagination du lecteur qui se trouve maintenant au centre de l’attention. Aussi affirme-t-il :

« L’endroit le plus érotique d’un corps n’est-il pas là où le vêtement bâille ? ».

Dans la perversion de l’image ou du texte, ce qui est érotique est « la mise en scène d’une apparition-disparition » que l’on retrouve dans le processus pictural de Alexandre Delay. Les obstacles visuels du recouvrement ne font alors que renforcer la présence effective de ces corps nus. Sentiment d’auscultation de la photographie, présence du palimpseste pictural, effets de transmutation de la légende apposée sous l’image ou des rajouts successifs de peintures, tout retarde la vision et notre regard s’engage alors dans le « scintillement » de cette nudité progressivement dévoilée. Utilisant des ressorts assimilables à ceux de la littérature afin de susciter l’instinct du voyeur, la peinture agit comme un voile : le pinceau déchire la photographie par endroits et participe à la délectation de la chair offerte dans ses rondeurs et ses couleurs tendres.

Le geste de l’artiste devient alors hautement érotique : l’emprise de sa main désireuse vient effleurer alors la peau du modèle par la caresse du pinceau. Aidé par la gestuelle du sujet féminin qui soumet à notre regard le mouvement de ses mains sur son corps : un bras s’attarde au-dessus d’une poitrine ou sur une hanche, une main cache le sexe, des doigts se perdent dans l’entrejambe, et par la légende qui nous invite aux frôlements voluptueux et aux attouchements sensuels de la chair, l’artiste transforme peu à peu l’impression visuelle en effet tactile.

Cette vision métaphorique de la peinture comme peau nous renvoie aux concepts développés par Didier Anzieu, qui à travers l’étude des fonctions biologiques du corps, propose une analogie entre la figure de la peau et la toile du peintre. L’auteur souligne dans son ouvrage intitulé Le Corps de l’œuvre (1981) :

« La toile du peintre, la page blanche du poète, les feuilles rayées de lignes régulières du compositeur, la scène ou le terrain dont disposent le danseur ou l’architecte et évidemment la pellicule du film, l’écran du cinématographe, matérialisent, symbolisent et ravivent cette expérience de la frontière entre deux corps en symbiose comme surface d’inscriptions, avec son caractère paradoxal, qui se retrouve dans l’œuvre d’art, être à la fois une surface de séparation et une surface de contact. ».

Les « tables » d’Alexandre Delay constitueraient, d’après ces termes, des surfaces de contact, des analogons de la fonction limite de la peau, ce que le théoricien nomme de Moi-peau. La manière dont le peintre entre en contact avec la photographie, c’est-à-dire la manière dont il la peint comme autant de caresses, transforme fantasmatiquement le tableau en une image érotique. Les mots ajoutés en dessous entrent en résonance avec cette définition de l’image en tant que limite : ils mettent à l’épreuve la notion de pénétrabilité et opèrent ainsi une transgression plastique. Sans narrer ou raconter le corps, leur fonction est de produire un outrage sur le corps de la langue et sur l’appréhension de l’image.

A cela, il faut ajouter la propriété chromatique de la peinture, fondue dans toutes les autres propriétés visuelles ou tactiles. Si le pigment blanc est privilégié par l’artiste, le vermillon, le bleu, le vert, le rose, utilisés en très petites doses pour moduler les tons, traduisent la chair dans une pâte pigmentaire pas forcément épaisse mais onctueuse, vibrante, brillante et grasse comme peut l’être le tissu humain. Des nuances de blanc se mêlent à des touches de bleu ou de rouge pour souligner les ombres d’une cuisse, le rebondi des fesses ou la longueur d’un bras et d’une jambe. Ces modulations sont majorées par les rajouts de morceaux de peintures antérieures fortement colorées.

Séductrices, érotiques et informes, ces couleurs sont directement reliées à la nature de l’œil. A en croire les savants du XIXe siècle, la vue n’est stimulée que par des effets chromatiques, l’œil étant l’organe « réactif le plus sensible». Vers 1860, le critique d’art Charles Blanc publie une série d’articles qui auront un succès tel qu’ils paraîtront en 1867 sous la forme d’un livre, La grammaire des arts du dessin. Avec la métaphore sexuelle du rapport rétine-couleur, il fait apparaître la couleur comme un objet érotique ayant sur le fond de l’œil l’effet d’une excitation sensuelle. Les sens, et notamment la vue et le toucher, sont donc appréhendés comme objets d’excitations provenant de l’œuvre. La vision en couleurs se présente soudain comme un réel acte physique ou comme une version sublimée de l’acte sexuel.

Et c’est surtout avec la couleur rouge – parangon de la couleur (la vraie couleur selon Michel Pastoureau) et couleur archétypale du sexe – que va s’exprimer cette énergie, cette sauvagerie primaire. La racine grecque de la couleur «chro» traduisant l’idée de surface corporelle animale ou de son contact, désigne le corps humain et induit, par extension, l’idée de toucher un corps ou de lui faire « subir une souillure ». La propriété chromatique du rouge, couleur la plus visible, la plus tactile, devient ainsi au sens sexuel l’élément incontrôlé de toutes les pulsions. Cette volupté dans l’art doit être prise ici dans son sens premier, quasi sexuel, comme le fait remarquer déjà Freud dans Trois essais sur la théorie de la sexualité où il annonce :

« Il me paraît indiscutable que l’idée du «beau» a ses racines dans l’excitation sexuelle et qu’originairement il ne désigne pas autre chose que ce qui excite sexuellement.».

Dans le sillage de Titien, de Rubens et de Manet, Alexandre Delay est bien à son tour le « peintre de la chair » : exploitant au maximum les possibilités expressives de la peinture pour évoquer la beauté sensuelle du corps nu féminin, l’artiste nous engage dans une perception hautement émotionnelle.

Corinne Szabo, novembre 2022

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